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  Dale Jarvis se prépare à ranger son bureau et à faire la demi-heure de route pour rentrer chez lui retrouver sa femme et s’asseoir devant le rôti de porc traditionnel du vendredi soir, lorsque l’on frappe à sa porte : John Gossard, chef du service Afrique, fait son entrée. Gossard est au Service national de renseignements depuis la guerre du Vietnam, où il a servi en qualité de spécialiste de la logistique de guérilla. Calme, réservé et doté d’un solide sens de l’humour, Gossard boite depuis que des éclats de grenade lui ont arraché le pied droit. On sait qu’il boit beaucoup, mais aussi qu’il répond en détails et avec précision aux requêtes. Ses sources de renseignements font l’envie du service tout entier.

  Jarvis lève les bras dans un geste d’excuses.

— John, vous pouvez me traiter de tous les noms, ça m’est complètement sorti de l’esprit. J’avais pourtant bien l’intention de répondre à votre invitation à cette partie de pêche.

— Pouvez-vous venir ? demande Gossard. Mac Dermott et Sampson, de la section Soviets, seront des nôtres.

— Je ne refuse jamais une occasion de faire voir à ces types du Kremlin comment on prend les gros.

— Parfait. Le bateau est retenu. Nous larguons de la cale n° 9 à la marina de Plum Point à 5 heures précises, dimanche. (Gossard pose sa serviette sur le bureau de Jarvis.) Au fait, j’avais deux raisons de passer dans votre saint des saints avant de rentrer chez moi. Voici la deuxième raison, dit-il en tirant un dossier de sa serviette. Je vous le laisse pour le week-end à la condition que vous ne le fourriez pas avec vos vieux romans d’espionnage.

— Il n’en est pas question, répond Jarvis en souriant. Qu’est-ce que c’est ?

— Les renseignements que vous m’avez demandés sur Eglantine, un plan éventuel concocté par les Sud-Africains.

  Jarvis hausse les sourcils.

— Vous avez fait vite. Ma demande date de cet après-midi.

— Le département Afrique du Sud n’a pas l’habitude de s’endormir, déclame Gossard, pontifiant.

— Avez-vous quelque chose à me dire de plus avant que je ne l’examine ?

— Rien qui puisse vous réveiller la nuit. C’est à peu près ce que vous pensiez : un projet complètement farfelu.

— Alors Hiram Lusana disait vrai ?

— Oui, dans la mesure où le plan existe. L’intrigue vous plaira beaucoup. La conception est absolument insensée.

— Vous éveillez ma curiosité. Comment ces Sud-Africains jouant le rôle de Noirs de l’A.R.A., se proposent-ils d’exécuter le raid ?

— Désolé, fait Gossard avec un sourire. Je ne veux pas déflorer l’intrigue.

  Jarvis lui jette un regard sévère.

— Pouvez-vous vous fier absolument à l’exactitude de vos sources ?

— Ma source est sérieuse, faites-moi confiance. Un drôle de type. Il a adopté une fois pour toutes le pseudonyme d’Emma. Nous n’avons jamais réussi à l’identifier. Ses renseignements sont généralement de premier ordre. Il les vend au plus haut et dernier enchérisseur.

— Si j’ai bien compris, le plan de l’opération Eglantine vous a coûté les yeux de la tête, observe Jarvis.

— Pas tellement. Il se trouvait dans un lot qui comportait une cinquantaine d’autres documents. Nous avons payé le tout 6 000 dollars.

 

  A mesure que les photos tombent du séchoir dans une corbeille à papier, Sam Jackson les prend et en fait une liasse qu’il arrange comme un jeu de cartes. C’est un grand Noir, à la carrure anguleuse, aux cheveux tressés qui encadrent un visage jeune : il a les doigts longs et minces. Il passe la pile de photos à Daggat et quitte son tablier.

— C’est tout ce que j’ai pris.

— Combien y en a-t-il ? demande Daggat.

— Une trentaine où l’on distingue nettement les visages. J’ai vérifié les négatifs à la loupe. Le reste ne vaut rien.

— Quel dommage qu’elles ne soient pas en couleur !

— La prochaine fois, ne vous contentez pas de ces projecteurs bleus, dit Jackson. C’est bien pour un type en chaleur, mais ce n’est pas ce qu’il faut pour faire de la bonne photo couleur.

  Daggat passe lentement en revue la liasse de photos en noir et blanc. Il les reprend une deuxième fois. Au troisième examen, il en tire une dizaine qu’il place dans son attaché-case. Il tend les vingt qui restent à Jackson.

— Rangez-les dans une enveloppe avec les négatifs et les contacts.

— Vous les emportez ?

— Je préfère être le seul responsable de leur garde. Ce n’est pas votre avis ?

  Il est visible que Jackson n’est pas en effet de cet avis. Il jette à Daggat un regard embarrassé.

— Hé, mon vieux, les photographes n’ont pas pour habitude d’abandonner leurs négatifs. Vous n’avez pas l’intention d’en tirer des séries et de les vendre, j’espère ? Cela ne me gêne pas de faire un reportage porno pour un bon client, mais je n’ai pas l’intention d’en faire commerce. Les ennuis avec les poulets, très peu pour moi.

  Daggat s’approche de Jackson jusqu’à ce qu’ils soient littéralement nez à nez.

— On ne m’appelle pas : « Hé, mon vieux », déclare-t-il d’une voix glaciale, on m’appelle : Monsieur Frederick Daggat, membre du Congrès des Etats-Unis. Vous avez bien saisi, mon vieux ?

  Un instant Jackson le fixe sans ciller, puis il baisse lentement les yeux et regarde le linoléum taché par les acides. Daggat a en mains tous les atouts, ainsi que la puissance que lui donne le Congrès des Etats-Unis.

— Comme vous voudrez, dit-il enfin.

  Daggat répond d’un hochement de tête, puis, comme si Jackson n’avait pas fait la moindre objection, il sourit tranquillement.

— J’aimerais que vous fassiez vite, dit-il. Je suis attendu dans ma voiture par une dame ravissante mais un peu nerveuse. C’est le genre impatient, si vous voyez ce que je veux dire.

Jackson glisse les négatifs, les contacts et les épreuves sur papier glacé dans une grande enveloppe et la donne à Daggat.

— Et mes honoraires ?

  Daggat lui tend un billet de 100 dollars.

— Mais nous étions d’accord pour 500, remarque Jackson.

— Considérez cette tâche comme un geste bénévole pour votre pays, lui lance Daggat, en allant vers la porte. Ah, encore une chose : pour qu’il ne vous arrive aucun inconvénient imprévu dans l’avenir, il serait bon que vous oubliiez totalement cet épisode. Il ne s’est rien passé. Vu ?

  Jackson n’a pas le choix.

— Comme il vous plaira.

  Daggat approuve du menton et referme doucement la porte derrière lui.

— Fils de putain mal lavée, siffle Jackson entre ses dents serrées en tirant un autre jeu de photographies d’un tiroir de classeur. T’en fais pas, je te revaudrai ça !

 

  La femme de Dale Jarvis est depuis longtemps faite à l’habitude qu’il a de lire au lit. Elle l’embrasse, lui dit bonne nuit, se roule dans sa position fœtale nocturne, tourne le dos à la lampe de chevet et s’endort presque aussitôt.

  Jarvis s’installe. Il glisse deux oreillers derrière son dos, oriente la lampe de chevet et baisse ses lunettes, modèle Benjamin Franklin, sur la pointe de son nez. Il place le dossier que lui a prêté John Gossard contre ses genoux relevés et se met à lire. A mesure qu’il tourne les pages, il jette des notes dans un carnet. A deux heures du matin, il referme le dossier de l’opération Eglantine.

  Il s’étend sur le dos, fixe le vide pendant quelques minutes en se demandant s’il va renvoyer le dossier à Gossard et tout oublier, ou bien si, au contraire, il va faire une enquête sur ce plan extravagant. Il se décide à adopter un compromis.

  Se tirant lentement du lit afin de ne pas réveiller sa femme, il va à pas de loup à son bureau, prend le téléphone et en pianote adroitement les touches dans le noir. On répond à la première sonnerie de son appel.

— Ici Jarvis. Je veux un rapport sur la situation actuelle de tous les vaisseaux de guerre étrangers et américains. Oui, c’est bien ça : les vaisseaux de guerre. Sur mon bureau, demain dans la journée. Merci. Bonne nuit.

  Puis il regagne son lit, pose un léger baiser sur la joue de sa femme et éteint sa lampe.

 

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